Il y a des personnes qui son du matin. Et d'autres... Clairement pas. Voir Red se traîner hors de sa cellule, la gueule enfarinée, les cheveux attachés à la va-vite, les manches retroussées sur ses avant-bras couverts de tatouages dissimulant d'importantes cicatrices, ses deux mètres diminués par ses épaules basses, est un spectacle en soi. Seul point positif, il ne traîne pas des pieds. C'est trop ancré en lui de se déplacer silencieusement.

D'un pas mesuré, il se rend au réfectoire, comme les autres. Et tout se passe bien. Son plateau végétalien devant lui, il émerge lentement. Enfin, ça, c'est la théorie. Et ça, c'est aujourd'hui :

9:20. Un type renverse son plateau. Il se réveille un peu. Se redresse et demande de quoi nettoyer. Il cherche pas d'embrouilles. Tant qu'on ne l'énerve pas, il ne fera rien. Il connaît trop les conséquences. Et il sait trop le point auquel il aime sentir les os craquer sous ses poings. Un nez, c'est si fragile...

9:22. Un type lui balance sa serpillière pleine de café au visage. Il est réveillé complètement. Il commence à bouillir et c'est mauvais. Un couteau en plastique dans l’œil entre la poire et le fromage commence à sonner comme une idée resplendissante (enfin, s'il mangeait du fromage, mais c'est un détail). Il reste calme encore un peu, histoire de finir ce qu'il a commencé, et de rendre le matériel. S'il avait une arme de ce genre, ce serait trop facile, après tout.

9:23. Un type arrive de son mauvais côté (celui où il ne voit rien, puisqu'il est borgne, duh. Faut suivre, un peu) et essaie d'attraper une de ses boucles d'oreille pour tirer dessus. Il s'écarte. Cette fois, il est prêt. Il fait pas dans la dentelle. Il a pas fait du combat en club, juste pour la branlette. Il ne connaît que la rue. (Non, sans déconner, il a fait du club, parce qu'à un moment, il faut de la technique sous peine de se faire saigner comme un porc). Il attrape le poignet, le tire violemment, dans un petit plop satisfaisant. Coude démis. Pendant tout ce temps, son visage n'a pas changé d'expression. Il a toujours l'air d'avoir la tête dans le cul. Pas de contentement. Juste de l'ennui. C'est la vie.

9:23:34. Apparemment, c'était pas le truc à faire. Un cercle se forme autour de lui. Un autre type sort. Et les insultes commencent. Les mains sur les hanches, Red attend, surveillant avec son œil autant que ses oreilles. Dans les combats de groupe, c'est pas un avantage la semi-cécité. Autant dire que ça peut mal tourner. Et là, son expression change. Une pointe de morgue dans le regard. Comme s'ils pouvaient vraiment l'atteindre. Ouais, la modestie, c'est pas trop son fort.

Dans sa vie de mafieux, il en a entendu des vertes et des pas mures sur les pédophiles. Sur leur traitement en prison. Il n'en a jamais rien eu à foutre. Les gamins, c'est pas sa tasse de thé. Sauf que voilà. Une once de corruption, une situation ambiguë, des flics revanchards. Il suffit de ça pour se faire une réputation mensongère, pour être condamné sous un faux motif. Oh, il mérite d'être en prison, raison pour laquelle il ne se rebelle pas contre l'institution, contre les gardiens, contre son destin. Il aurait bien aimé y être pour ce qu'il a vraiment fait.

Il continue donc à attendre, jusqu'à ce qu'un... une... un... une? Il n'en sait foutrement rien, en fait. Et peu importe. Bref, cette personne saute au milieu de la mêlée pour prendre sa défense. Sérieusement? Il hausse un sourcil. Il a à peine l'air de pouvoir tenir sa fourchette, et il veut tenter le diable en l'empêchant, lui, de s'en prendre une?

Un type arrive, pousse la petite chose, l'insultant à son tour pour avoir défendu un pédophile, et bla, et bla, et bla. Red soupire suffisamment fort pour être entendu. Le gars attrape la rouquine par les cheveux pour l'écarter de son chemin. Sauf que non. Là, il a beau être zen, ça passe pas. La petite l'a défendu sans le connaître, pas forcément avec masse de conviction, mais malgré tout, il ne peut pas le laisser se faire maltraiter pour ça.

Relaxé, se passant tranquillement une main dans les cheveux, il remonte une longue jambe, écrasant son talon dans l'entrejambe de l'emmerdeur. Le combat s'engage, à base de méchants coups, et petit-à-petit à couteaux tirés (littéralement). Red tourne, empêchant la petite de se prendre un coup, étouffant un grognement en sentant un lame se planter dans son épaule. Il la laisse là, jusqu'à se retrouver debout (bien que couvert de sang des pieds à la tête, ou presque), la lionne qui l'a défendu derrière lui, et quelques personnes bien amochées à terre.

Il lève les bras, un peu gêné par la lame qui dépasse de son épaule, et pose les mains derrière la tête, attendant les gardiens.

"Gentil d'avoir essayé."

Sa voix grave, rauque, ne porte pas très loin. Il commence à douiller un peu, et se demande ce que foutent vraiment les types...

Plus ça avance, plus il doute de la féminité de la petite chose. Certainement sa voix. Peut-être. En fait, il n'en sait rien. C'est frustrant. Ah non, il s'énerve juste parce qu'il commence à avoir mal à l'épaule. Et les gardes viennent toujours pas. Y a pas, tout va à vau-l'eau ici. Du coup, en le voyant approcher, il baisse les bras, mettant les mains dans les poches.

L'aider? Il ne l'avait pas aidé. Il haussa les épaules, la lame toujours plantée dedans.

"J'aurais été un vrai salaud si je les avais laissés te tabasser alors que tu as juste essayé de me défendre."

Un long discours, pour lui. Désintéressé des types grognant au sol, il va voir le personnel du réfectoire et demande un pain azyme. Red se considérait globalement comme un sale type. Il n'a jamais eu de scrupules à tuer, ou à torturer, à mentir, escroquer. Il se souvient presque avec nostalgie de la façon dont il a enfoncé le couteau, encore et encore, avec une rage notable, son œil fraîchement blessé laissant échapper des larmes de sang, dans le corps de ses parents.

Et pourtant, tout enflure qu'il soit, il est tombé pour avoir tenté d'aider quelqu'un. Autant dire qu'il pensait qu'il s'était vacciné contre ça. On ne l'y reprendra pas. Etc. Mais comme on dit, chat échaudé craint l'eau froide. Il sait ce qu'il perd en essayant d'aider quelqu'un, mais en laissant faire, qu'y perd-il? Aucune idée. Après tout, il ne connaît pas le remord, et son âme n'est probablement plus qu'un vieux lambeau délabré. Alors pourquoi s'accrocher encore à ce soupçon de valeur? Croquant dans son bout de pain, il finit par se rappeler la fin de ce que la petite chose a dit. Pas obligé de se battre? Il aurait dû faire quoi, les laisser le tabasser?

"Et sans me battre, je t'aurais défendue comment?"

Puis il se dirigea tranquillement, en marchant sur les gars sonnés au sol, vers l'infirmerie, toujours en pissant le sang. Il commençait à voir trouble, et quand on a qu'un œil, ça veut dire qu'on voit plus grand-chose...