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C'est une chose de quitter le réfectoire avec un minimum de dignité. Mettre un pied devant l'autre, tant qu'il reste une moitié de cervelle et un peu de sang à faire pomper, ça marche. Plutôt bien. Il a fait bien pire et il le sait. On n'est pas toujours du bon côté de l'instrument de torture. Quel qu'il soit, par ailleurs. Autant dire que cette fois, il est réveillé, merci aux crétins qui ont essayé de lui en mettre plein la vue. Il en a reconnu un. Camarade de cellule, il ne dormirait pas des masses cette nuit.

Il sort donc du réfectoire dans les bruits de couverts, son bout de pain à moitié croqué à la main, l'épaule dégoulinant de sang. Il marche un moment. Avant de se rendre compte qu'il n'a aucune foutue idée d'où l'infirmerie peut bien être. Dans la prison depuis finalement bien peu de temps, raison pour laquelle il commence seulement à être chahuté sur ses accusations de pédophilie, il n'en a jamais pris le chemin. Raison pour laquelle il se retrouve, anémié, assis par terre, en plein milieu d'un couloir, et en fait, juste devant la porte de la fameuse infirmerie qu'il cherche. Comme quoi, le hasard fait à la fois bien et mal les choses. Mais très clairement, il ne voit plus rien.

Il n'est même pas énervé. Juste fatigué. Il en vient à vraiment se demander s'il a été trop gâté dans une autre vie, pour accumuler tant de malchance dans celle-ci. Non qu'il n'ait pas choisi son chemin. Non qu'il regrette ce qu'il a pu faire. Il est juste épuisé de devoir lutter pour survivre. Il se souvient de ce que la petite chose a dit. Il n'est pas obligé de se battre. Aaah, si seulement c'était vrai...

Il entend quelqu'un arriver, sous le sang qui rugit dans ses oreilles. Il se fait plus mal à essayer de se relever pour ne pas juste rester en position de faiblesse que... Ben en fait, il ne sent presque plus son bras, donc ça allait à peu près, jusque-là. Il s'effondre à nouveau dans un grognement de souffrance assez clair. Il ferme les yeux. Enfin, celui qui vaut encore la peine. De toutes les façons, il ne voit plus qu'un grand écran noir. Il n'aime pas le cinéma. Trop de possibilités de se faire tuer. Et en plus, difficile d'amener quelqu'un voir une comédie romantique (son genre préféré) avec sa tronche balafrée. Pas crédible. Du coup, il regarde... Enfin, regardait, ça dans son canapé, devant la télé, une pomme croquante et juteuse à la main. Un truc du genre.

Il entend parler et se concentre. Il ne pense pas vraiment à la douleur. Heureusement qu'il a de l'entraînement. Il douille, évidemment, il reste humain, mais il la repousse dans un endroit éloigné de son esprit. Histoire au moins de ne pas hyperventiler. Il écoute, et écoute. Ah, oui, de l'anglais, presque nostalgique. Avec cet insupportable accent typique. Anglais. Il aura tout vu. Il soupire longuement au moment où la petite chose (qu'il devrait appeler par son nom, maintenant qu'il le connaît) retire la lame de son épaule. Et en fait, le premier truc qui lui vient à l'esprit, c'est...

"Merde alors, t'es un mec?"

Il s'est fait avoir comme un bleu, le rouge. Ironie du sort. Il serre les dents pendant la désinfection, toujours, et à la pression. C'est effectivement douloureux. Encore. Au moins, son bras est toujours là. Un bonne nouvelle en quelque sorte. L'artère n'est pas touchée, sinon, il serait déjà mort. C'est pas par politesse, du coup, qu'il reprend, d'une voix épuisée et rauque. Juste parce que ça le distrait.

"Je dirais bien ravi de te rencontrer, mais les circonstances... On m'appelle Red. Je suis là pour... Une demi-erreur. Double-homicide et pédophilie, agression et mutilation d'un agent des forces de l'ordre. Pour ma défense, j'ai pas touché au gamin, mais j'en dirais pas autant du flic que j'ai buté..."

Depuis quand il raconte sa vie? Ah oui, il se sent un peu planer, à cause de l'anémie. En poussant sur ses jambes, il essaie de se relever, glissant dans la flaque de sang qu'il a laissée au sol.

"Aide-moi à me relever, tu veux, qu'on reste pas dans le couloir..."

Le bandage tient. A peu près. Autant dire que s'il ne reçoit pas quelques points de suture, ça va mal finir. Enfin, il devrait y survivre. L'ambidextrie, pour certaines choses, a vraiment du bon. Et là... Il l'aide à entrer, mais il est tellement petit, qu'en réalité il se porte à peu près tout seul. Il s'assied sur le lit en grognant, gêné qu'il ne soit pas du bon côté. Il a non seulement des problèmes de profondeur, mais il n'aime pas non plus ne pas voir du tout la personne.

Ils lui en veulent, ouais. C'est une façon de le dire, probablement. Ils ne le supportent pas. Pour d'autres raisons, aussi. Parce que franchement, être un pédophile n'excuse pas tout. Enfin, pas un vrai. Ah merde, il déteste cette situation. Le problème c'est que s'il finit par leur dire de lui foutre la paix parce qu'il est d'une famille mafieuse, ça risque de virer vilain. Les bandes rivales, ça existe aussi. C'est peut-être même pire que les pédophiles. Ou pas. Ils auraient peut-être peur. La peur c'est bien. Ça engendre le calme. Et pour le coup, le calme c'est plus que ce qu'il a en ce moment.

Il repousse ses cheveux. Il faut qu'il les coupe. Il appuie un peu sur la blessure et réfléchit à la question. Ce qu'il peut ou ne peut pas dire... Il retire son t-shirt, dévoilant à la fois ses tatouages, qui s'étendent sur tout son côté gauche et son dos, descendant largement sous la taille, et des cicatrices de coups de couteaux et d'impacts de balle, des brûlures et autres marques surprenantes.

"Tu vois si tu peux me trouver de quoi faire des points de suture?"

Tant qu'à faire, autant pas attendre le personnel. Moins ils en savent, mieux il se porte. Et il ne veut pas leur parler. Balancer est... mauvais.

"Ils peuvent m'en vouloir pour une vraie raison, maintenant. Je suis sûr qu'ils prennent mal l'humiliation. Je faisais des boulots à droite à gauche... Et toi? Pourquoi t'es là? T'as pas l'air d'avoir le profil."

Le plus... construit qu'il peut faire pour l'instant.

Il prend le matériel et commence à préparer le tout. Le désinfectant, d'abord, le fil stérile, l'aiguille. Eh, moins de chance de choper le tétanos ou une saloperie pire encore ici, hein. Le mieux qu'il puisse faire. Il fait le nœud et tire un peu pour vérifier qu'il tient. Il serre les dents en versant l'antiseptique. C'est que ça pique, ce truc. Pour se distraire, il l'écoute parler. Une danseuse exotique. Il imagine d'ici le genre d'extra qu'il devait fournir. Il ne le regarde pourtant pas différemment. Déjà parce qu'il ne peut pas, et aussi parce que ça fait partie de la vie. Il a été proxénète, à un moment. Remplaçant, en attendant de trouver un type plus avenant. Ils étaient tous plutôt sympas, et la plupart n'avaient juste pas eu le choix. Pas plus que lui, en réalité.

Il hausse les épaules avec un grognement. Quel con, il a oublié. Il a vraiment pas de bol, le petit. Merde, il se sent tellement dans le pâté, avec la perte de sang (en plus de celui qui dégouline, maintenant qu'il a enlevé le pansement de fortune) qu'il se souvient même plus s'ils ont échangé les noms. L'appeler "petit" n'est pas franchement charitable. Il l'aide, après tout.

"Bah, tu sais, on peut tuer avec à peu près tout et n'importe quoi. Suffit de savoir où taper. Ou de pas avoir de chance, en l'occurrence. C'est quoi ton nom, déjà?"

Il inspire profondément deux ou trois fois, avant de se planter l'aiguille dans l'épaule. Ouais, un mal de chien, comme d'hab. Enfin, il y a survécu jusque-là, c'est pas une fois de plus qui va changer grand-chose. Quant à l'aider... Autant dire qu'entre se concentrer sur la blessure qui n'est pas du bon côté et... Il le regarde brièvement, l'aiguille et son fil ensanglantés au bout des doigts, des flots rougeâtres (merci le désinfectant) s'écoulant le long de son torse et tachant l'élastique de son pantalon.

"Si tu veux aider... Trouve-moi un miroir, et tiens-le pour que je puisse voir ce que je fais. Pas mon premier à l'aveuglette, mais ça donne toujours un truc dégueulasse, et mon tatoueur déteste ça. Et appelle-moi Red, comme tout le monde, aussi..."

Il se souvient plus s'il l'a déjà dit. Son esprit pédale dans la semoule. Aligner trois pensées cohérentes est un effort titanesque, et autant dire que plus le temps passe, moins il sera apte à faire de la couture. Même si la douleur le tient un peu en éveil. Mais juste un peu...